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GB.274/4/1
274e session
Genève, mars 1999


QUATRIÈME QUESTION À L'ORDRE DU JOUR

Réponse de l'OIT à la crise financière en Asie de l'Est et du Sud-Est

The Asian Financial Crisis: The challenge for social policy(1) 

Résumé analytique

1. Le climat des marchés financiers mondiaux s'est gravement assombri avec l'effondrement économique de l'Asie en juillet 1997 et s'est encore détérioré avec la crise monétaire qui, partie de Thaïlande, s'est rapidement propagée à l'Indonésie, à la Malaisie et aux Philippines, puis, vers octobre, à la République de Corée et à Hong-kong, Chine. De brutales dévaluations pouvant aller jusqu'à 80 pour cent, combinées à une chute du prix des valeurs mobilières et des actifs, ont provoqué une forte baisse de la production, de la consommation et des revenus moyens. Quelques chiffres permettent de mesurer l'ampleur du choc financier: à la fin de 1998, le PIB réel avait diminué de 15 pour cent en Indonésie, de 6,5 pour cent en Thaïlande, de 5 pour cent en République de Corée et de 3 à 4 pour cent en Malaisie et à Hong-kong, Chine. Les prévisions de croissance avaient été fortement revues à la baisse pour le Japon, Singapour, les Philippines et le Viet Nam.

2. Comment un tel effondrement financier a-t-il pu se produire après des décennies de prodigieuse croissance économique? On a trouvé après coup toutes sortes d'explications. Les passant en revue, le livre rejette l'idée largement répandue selon laquelle la crise serait due avant tout à la panique des investisseurs internationaux. Il évoque d'autres facteurs essentiels: volatilité des marchés financiers internationaux, mauvaise gestion des entreprises et échecs des politiques nationales. Mais le grand coupable, c'est le système financier, talon d'Achille des économies asiatiques d'avant la crise.

3. Certes, le «capitalisme de cour» a joué un rôle dans le déclenchement de la crise, mais d'autres facteurs y ont largement contribué:

  1. ingérence des gouvernements dans le marché, surtout par le biais d'interventions sur des facteurs tels que l'attribution des crédits et des capitaux et la création de monopoles;
  2. médiocrité des politiques économiques, fondées notamment sur une dépendance de plus en plus forte envers l'emprunt étranger, ce qui a engendré un volume extrêmement élevé d'investissement, une croissance démesurée et des déséquilibres ingérables des balances des opérations courantes;
  3. insuffisance des mesures tendant à compenser l'impact de l'énorme afflux de capitaux;
  4. absence de mesures tendant à asseoir la libéralisation financière sur un système financier solide, ce qui a entraîné un surendettement à court terme, spéculatif et non assorti de garanties;
  5. réglementation défectueuse du système bancaire, associée à une transparence insuffisante du fonctionnement et de la gestion des banques.

Ces faiblesses sont à l'origine de toute une série de défaillances au niveau national et, par suite de la crise monétaire thaïlandaise, d'une dramatique perte de confiance des investisseurs. Très différentes d'un pays à l'autre, ces défaillances ont eu pour effet commun de nourrir la perte de confiance, qui s'est propagée dans toute la région avec une surprenante rapidité. Analysant les causes de la crise, le livre affirme que le respect insuffisant des droits du travail fondamentaux a contribué à l'absence de transparence des politiques économiques, laquelle est largement à l'origine des autres crises. Cette défaillance explique aussi l'insuffisance des systèmes de protection.

4. En ce qui concerne la réponse macroéconomique à la crise, le livre ne tranche pas entre l'originalité et l'orthodoxie en matière de politique monétaire et budgétaire, se contentant de dire qu'une dose exceptionnelle de souplesse peut se justifier lorsque les avis des professionnels divergent profondément ou sont très incertains. Selon l'auteur, la décision prise par la Malaisie au début de septembre 1998 de se départir de l'orthodoxie du FMI sur la question du niveau élevé des taux d'intérêt constitue une tentative intéressante de maîtrise de la récession qui s'est emparée du pays depuis le début de l'année. La Malaisie expérimente ainsi sur le terrain d'autres stratégies que celles qui, à la fin de 1998, ne semblaient pas avoir réussi à endiguer la crise. Il est cependant encore trop tôt pour juger des effets de cette stratégie. Pour éviter une impasse politique qui risquerait de conduire à l'immobilisme, le livre préconise une attitude pragmatique consistant à suivre de près les effets des politiques mises en œuvre à mesure qu'ils se manifestent, en étant toujours prêt à changer de cap si besoin est.

5. Les retombées sociales du soudain revers de fortune des économies de l'Asie de l'Est et du Sud-Est sont plus graves que prévu et risquent d'empirer encore considérablement. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En Indonésie, un emploi sur cinq du secteur moderne a été éliminé en 1998, réduisant à néant plusieurs décennies de progrès et compromettant l'avenir de cinq millions de travailleurs. En République de Corée, un travailleur sur 20 a perdu son emploi, et la proportion des chômeurs déclarés est passée de 2,3 à 8,2 pour cent. En Thaïlande, le taux de chômage déclaré a triplé, passant de 2 à 6 pour cent. En Malaisie, le taux de chômage devrait doubler pour atteindre 5,2 pour cent, et à Hong-kong, Chine, il est passé de 2 à plus de 5 pour cent dans les trois premiers trimestres de 1998, touchant quelque 75 000 travailleurs supplémentaires. Globalement, les réductions massives d'emploi ont eu pour effet d'inverser la tendance à une diminution impressionnante de la pauvreté obtenue durant les années du miracle économique.

6. Une crise d'une telle ampleur constituerait un choc brutal pour n'importe quel système social; ses effets sont encore aggravés ici par l'absence de filets de sécurité, particulièrement en matière de chômage, d'où le sort dramatique des sans emploi et de leurs familles, qui perdent non seulement leur revenu, mais aussi les avantages connexes comme l'assurance maladie. Si la situation s'est un peu améliorée depuis le début de la crise, l'aide sociale reste très inférieure aux besoins.

7. Analysant les mesures d'aide sociale qui ont été prises et les besoins auxquels elles répondent (soins de santé, emploi, éducation), le livre juge ces mesures trop timides, tant à court terme pour leurs bénéficiaires qu'à long terme dans la perspective du redressement économique. L'aggravation de la pauvreté se traduit par la misère matérielle et une vulnérabilité accrue à la maladie. Sous la double pression d'une chute des revenus et d'une forte hausse du prix des fournitures médicales importées, le pouvoir d'achat individuel et la capacité des pouvoirs publics à fournir des services sanitaires diminuent brutalement. Déjà faibles au départ, les gains moyens du secteur non structuré ont encore pâti de l'arrivée massive de nouveaux travailleurs et d'une diminution de la demande de biens et de services. De plus, l'inflation élevée a pour effet d'éroder ces gains, comme ceux de l'ensemble des travailleurs, et la crise économique, affaiblissant la position des salariés, compromet leurs chances d'obtenir une protection en ce domaine.

8. Les mesures imposées initialement par le FMI à l'Indonésie, à la Thaïlande et à la République de Corée préconisaient un resserrement budgétaire ne laissant qu'une faible place à l'augmentation des dépenses sociales. Seule la violence des événements qui ont suivi - récession plus grave que prévu, progression rapide du chômage et misère sociale généralisée - a permis d'infléchir cette politique. Les objectifs budgétaires ont été révisés pour permettre un accroissement des dépenses sociales, ce desserrement étant également motivé par la nécessité de procéder à une relance fiscale visant à atténuer une contraction de l'économie réelle plus profonde que prévu (et ce d'autant plus qu'il n'était pas possible d'assouplir la politique monétaire dans les limites du cadre macroéconomique initial convenu avec le FMI).

9. Le seul remède au maux sociaux actuels, c'est la croissance économique, qui exige le rétablissement de la stabilité financière et de la confiance internationale. Il ne faut pas compter sur une reprise immédiate et il est tout sauf certain que la région retrouvera le rythme de progression économique qu'elle connaissait avant la crise.

10. Pour hâter la reprise, il faut prendre diverses mesures techniques visant à améliorer des pratiques comptables déficientes et opaques, à renforcer le contrôle des banques et à instaurer une législation effective sur les faillites. Des mesures effectives doivent aussi être prises pour contrôler le degré d'exposition à l'endettement étranger des agents économiques privés, pour fixer des limites prudentes au ratio entre endettement et fonds propres au secteur privé et pour freiner l'investissement spéculatif et improductif. Le livre d'Eddy Lee met en garde: remanier les institutions et le cadre réglementaire ne servira à rien s'il n'est mis fin à la contamination des marchés par la politique. Il faut impérativement que les pays touchés remettent en question les fondements de leur action. Le modèle économique à mettre en place exige un renforcement des institutions démocratiques. Des élections libres et équitables, la liberté de s'exprimer et de débattre publiquement, l'égalité de tous devant la loi et la responsabilité des élus sont autant d'éléments essentiels à la lutte contre l'ingérence et la corruption gouvernementales, qui nuisent si gravement à la bonne marche de l'économie. La crise a mis en lumière l'immensité des coûts économiques et sociaux de ces dysfonctionnements. Comme le fait remarquer le livre, la valeur intrinsèque de la démocratie se trouve fortement renforcée par les considérations socio-économiques. C'est pourquoi le développement exige la mise en place d'un mouvement syndical fort et libre ainsi que d'un système solide de relations professionnelles.

11. La plupart des pays touchés par la crise présentent un bilan mitigé sur ce point, et certains dirigeants politiques persistent à mettre en doute la valeur de la liberté syndicale et le rôle positif que peuvent jouer les syndicats. L'auteur affirme que la liberté syndicale et le droit d'organisation sont au cœur de l'action internationale visant à promouvoir la démocratie et le plein respect des droits de l'homme fondamentaux. Il rejette l'argument selon lequel les «valeurs asiatiques» (suprématie des règles communautaires et de l'harmonie sociale sur les droits de l'individu) seraient distinctes des valeurs occidentales. En effet, soutient-il, rien ne prouve que, dans l'histoire, la pensée et la tradition asiatiques aient accordé une moindre importance aux libertés civiles et politiques; il est en outre difficile de dégager des valeurs authentiquement communes dans un continent aussi large et divers que l'Asie; enfin, la nécessité de protéger de telles valeurs, ayant été le plus souvent invoquée par des régimes autoritaires, n'est pas l'expression de la volonté populaire. Pour faire en sorte que la politique économique et sociale soit équitable et qu'elle permette de créer le nombre d'emplois voulu et d'assurer la protection de tous, le mieux est de compter sur les pressions constantes des syndicats dans le respect de la démocratie.

12. L'auteur souligne également qu'il serait imprudent de ne pas tenir compte des leçons de politique sociale que la crise a si douloureusement enseignées. Il est aussi important de repenser radicalement la dimension sociale du développement économique que d'analyser les aspects purement économiques et financiers qui sont actuellement au centre du débat qui occupe l'Asie de l'Est et du Sud-Est.

13. Selon l'auteur, l'Asie doit renouveler son contrat social et, tout comme la crise de 1929 avait permis à nombre de pays industriels d'élaborer un nouveau contrat social dans les années trente, la crise actuelle doit servir de tremplin à l'instauration d'un modèle de développement asiatique tenant mieux compte des exigences sociales.

14. Il faut tout d'abord mettre en place une assurance chômage. En Asie, cette réforme s'est souvent heurtée à différentes objections, que le livre réfute en bloc. Lorsque les «tigres d'Asie» - Thaïlande, République de Corée, Malaisie, Singapour et Hong-kong, Chine - étaient en pleine croissance, le chômage déclaré y était plus faible que presque partout ailleurs depuis le début des années soixante-dix. Le principe d'une assurance chômage, jugée inutile, était écarté. Les pays bien dotés du point de vue de l'agriculture et du secteur informel, tels que l'Indonésie et la Thaïlande, affirmaient que ces secteurs absorberaient la totalité des travailleurs licenciés. Peut-être aurait-ce été possible dans le passé, mais l'ampleur actuelle du chômage dans les villes et de la pauvreté dans les campagnes, jointe à la nécessité de moderniser l'agriculture, témoigne amplement de la faillite de ces deux filets de sécurité traditionnels.

15. Pour ses détracteurs, l'assurance chômage serait trop chère pour les pays en développement, tant sur le plan administratif que budgétaire; son principe même battrait en brèche les valeurs du travail asiatique; elle nuirait à l'investissement et augmenterait le coût du travail. En fait, il n'en est rien. Entre autres avantages, l'assurance chômage facilite la restructuration industrielle en poussant les travailleurs à accepter le changement grâce au complément de sécurité économique qu'elle leur apporte. Quant aux coûts prohibitifs, il y a lieu d'observer que, comme son nom l'indique, un système d'assurance chômage est censé s'autofinancer par les cotisations des travailleurs et/ou des employeurs. Il n'y a de coût budgétaire pour les gouvernements que s'ils choisissent de subventionner le système. Bien entendu, il faut qu'ils interviennent dans la mise en place des prestations, afin d'en étendre la portée au maximum et de compenser ainsi l'absence quasi totale d'assurance privée. Un système patronné par l'Etat pourrait s'autofinancer, à un coût minimal pour les entreprises et le marché. Le livre soutient que, le taux de cotisation nécessaire étant très faible, les effets de l'assurance chômage sur les coûts et la demande de main-d'œuvre seraient négligeables. Les études réalisées par le BIT montrent que, si la République de Corée, l'Indonésie et la Thaïlande avaient mis en place une assurance chômage en 1991, soit six ans avant le déclenchement de la crise, une cotisation moyenne de 0,3 à 0,4 pour cent de la masse salariale de 1991 à l'an 2000 aurait permis de servir douze mois de prestations à tous les assurés perdant leur emploi durant cette période, y compris pendant la crise actuelle. L'intérêt potentiel de l'assurance chômage dans les réformes en cours est tel que l'on a du mal à comprendre pourquoi aucun pays (à l'exception de la République de Corée, dont le système était rudimentaire au départ) ne s'est doté d'une forme ou d'une autre d'assurance chômage. Ce mystère est particulièrement troublant pour Singapour et Hong-kong, Chine, où le PIB par habitant est supérieur à celui de nombreux pays de l'OCDE.

Genève, le 21 janvier 1999.

1.  E. Lee: The Asian Financial Crisis: The challenge for social policy (Genève, BIT, 1998).



Mise à jour par VC. Approuvée par NdW. Dernière modification: 16 février 2000.