L'OIT est une institution spécialisée des Nations-Unies
ILO-fr-strap

GB.274/4/2
274e session
Genève, mars 1999


QUATRIÈME QUESTION À L'ORDRE DU JOUR

Réponse de l'OIT à la crise financière
en Asie de l'Est et du Sud-Est

Evolution de la crise et détermination
des politiques à adopter pour y parer

Table des matières

I. Introduction

II. Evolution, causes et impact de la crise

  1. La crise s'aggrave
  2. Estimations de la gravité de la crise et de la contagion
  3. Causes de la crise

III. Impact social de la crise

  1. Emploi et salaires
  2. Pauvreté
  3. Travailleuses
  4. Travail des enfants
  5. Travailleurs migrants

IV. Définition de la réponse de l'OIT à la crise

Annexe


I. Introduction

1. En novembre 1998, le Conseil d'administration a examiné les activités entreprises par l'OIT en réponse à la crise financière en Asie de l'Est et du Sud-Est, sur la base d'un document du Bureau(1)  et a demandé que soit effectuée une analyse plus approfondie des causes et conséquences de cette crise, et notamment que soit évalués la relation entre l'OIT et les institutions financières régionales et internationales ainsi que les moyens de promouvoir le dialogue et la coopération avec ces institutions. Le Conseil d'administration a aussi demandé une analyse plus ciblée des activités de l'OIT afin d'apprécier la stratégie qu'elle a menée à ce jour pour répondre à la crise et de déterminer l'orientation future de ses travaux.

2. Le présent document est l'un des deux documents qui sont présentés au Conseil d'administration en vue d'une discussion plus approfondie. L'autre, intitulé Action de l'OIT face à la crise financière en Asie(2) , passe en revue les mesures spécifiques prises par l'OIT et ses mandants au cours des dix-huit mois qui se sont écoulés depuis le début de la crise.

3. Le présent document analyse les causes de la crise et ses conséquences sur le plan social et sur le marché du travail (sections II et III). Il examine ensuite les mesures appliquées par les pays les plus touchés (République de Corée, Thaïlande, Indonésie) et les effets des prescriptions du FMI. Le document se termine par des considérations sur le sous-développement des institutions sociales et la pertinence de l'assistance du BIT dans ce domaine. La situation dans les trois pays susmentionnés occupe l'essentiel du document qui, toutefois, se réfère aussi à d'autres pays de la région. On notera que, pour éviter toute confusion, Hong-kong, Chine, et Taiwan, Chine, figurent sous l'appellation Hong-kong et Taïwan, dans tout le document.

4. Dans le cadre de sa politique de partenariat actif, l'OIT s'est appuyée principalement sur sa relation avec ses mandants dans la région Asie-Pacifique pour répondre à la crise. La douzième Réunion régionale asienne, qui s'est tenue en décembre 1997, a demandé au BIT d'analyser la crise afin de pouvoir déterminer les moyens d'y répondre. La Réunion tripartite de haut niveau sur les réponses sociales à la crise financière dans les pays d'Asie de l'Est et du Sud-Est (Bangkok, avril 1998) a identifié quatre priorités d'action qui ont été confirmées par le Conseil d'administration en novembre, à savoir:

5. Les orientations les plus récentes ont été fournies par la consultation régionale concernant le suivi du Sommet mondial pour le développement social (Bangkok, 13-15 janvier 1999). Cette réunion a souligné l'importance fondamentale du plein emploi librement choisi, objectif qui exige le retour à la croissance économique et des réformes propres à assurer la stabilité macroéconomique. Elle a également rappelé avec insistance que de institutions sociales fortes, y compris des mécanismes de dialogue social, sont nécessaires pour assurer des emplois en quantité et de qualité suffisantes.

6. Les domaines d'action prioritaires de l'Organisation étant identifiés par les mandants de la région, il y a lieu de souligner la pertinence du cadre normatif de l'OIT et sa capacité technique. Les conventions et recommandations de l'OIT reflètent le consensus des mandants concernant l'approche normative des problèmes sociaux et des problèmes du marché du travail. C'est une source d'orientations qui permet de traiter ces problèmes avec souplesse. Les conventions de l'OIT sont plus que jamais pertinentes, compte tenu de la conviction de plus en plus partagée que la faiblesse des institutions sociales et des institutions du marché du travail est en partie responsable de la détresse des travailleurs et de leurs familles en Asie. Les carences institutionnelles, auxquelles les normes fondamentales de l'OIT peuvent remédier, sont l'une des causes de la crise et ont aggravé ses conséquences.

7. En décembre 1998, c'est-à-dire juste après la 273e session du Conseil d'administration, le BIT a publié une monographie(3)  qui analyse l'impact social de la crise et les enseignements à en tirer. Ces enseignements intéressent non seulement les pays d'Asie touchés par la crise mais aussi d'autres pays émergents qui sont confrontés à des problèmes similaires dans le contexte d'une mondialisation économique et financière rapide. Un résumé a été tiré de cette étude à l'intention de la présente session du Conseil d'administration(4) .

II. Evolution, causes et impact de la crise

1. La crise s'aggrave

8. Le rapport technique préparé pour la Réunion tripartite de haut niveau sur les réponses sociales à la crise financière dans les pays d'Asie (avril 1998) anticipait une aggravation de la crise. Son caractère durable, son aggravation et l'étendue de la contagion ressortent des estimations de fin d'année pour 1998. En mai 1998, les projections du FMI pour les quatre pays touchés - Thaïlande, Indonésie, Malaisie, République de Corée - prévoyaient un recul moyen de 2,7 pour cent en 1998. En novembre, ces projections ont été modifiées: le recul prévu était de 10,6 pour cent. Les projections de croissance positive - 2,5 pour cent - en 1999 ont aussi été revues à la baisse, et une contraction de 1,4 pour cent est maintenant envisagée. La Banque mondiale estime que le PIB de ces pays a chuté de 18 pour cent. La contagion s'étend dans la région: Singapour enregistre pour la première fois une croissance négative, le Japon connaît une contraction de 3 pour cent, et les projections de croissance pour la Chine en 1999 ont été revues à la baisse de 9 à 7 pour cent. L'économie mondiale souffre aussi, et l'on estime maintenant que le taux de croissance a été divisé par deux, passant de 4 à 2 pour cent en 1998. Certains indicateurs financiers - monnaies, actions - commencent à s'améliorer mais il y a peu de signes de reprise réelle de l'emploi et de la production. Les répercussions sociales sont énormes, avec une montée en flèche du chômage, du sous-emploi et de la pauvreté.

2. Estimations de la gravité de la crise et de la contagion

9. Les tableaux 1 et 2 montrent l'évolution de la crise. En Thaïlande la croissance de la production manufacturière est passée de +8 pour cent au deuxième trimestre de 1997 à -4 pour cent au troisième trimestre, soit un écart de 12 points, puis à -15 pour cent au deuxième trimestre de 1998. D'après les projections du FMI, le PIB de la Thaïlande devait baisser de 8 pour cent en 1998, mais les chiffres des trois premiers trimestres pour le secteur manufacturier font état d'un recul plus grand encore, et qui devrait se poursuivre tout au long des deux ou trois premiers trimestres de 1999, la croissance ne redevenant positive qu'au dernier trimestre et en l'an 2000.

10. Au premier trimestre de 1998, six mois environ après s'être déclenchée en Thaïlande, la crise financière et économique s'est étendue à l'Indonésie, à la République de Corée, à la Malaisie et à Hong-kong. Au troisième trimestre, c'est en Indonésie que le recul était le plus marqué (17 pour cent); venaient ensuite la Malaisie (9 pour cent), la République de Corée (7 pour cent) et Hong-kong (7 pour cent). La roupie indonésienne a commencé à se redresser au dernier trimestre de 1998, mais les marchés boursiers continuaient à chuter. Ces événements ainsi que les incertitudes politiques expliquent pourquoi, selon les estimations, c'est l'économie indonésienne qui a connu le plus fort repli en 1998 - 15 pour cent - et pourquoi elle devrait être la dernière à se redresser, ne retrouvant le chemin de la croissance qu'en 2001.

11. L'économie de la République de Corée a suivi la même trajectoire que celle de la Thaïlande. Le won et le baht se sont tous deux redressés considérablement au troisième trimestre de 1998, de même que le cours des actions dans les deux pays, après une chute particulièrement forte pour le second. L'économie de la République de Corée s'est contractée selon les estimations de 8 pour cent en 1998 et de 1 pour cent en 1999, et devrait retrouver une faible croissance en 2000.

12. La Malaisie a opté pour le contrôle des changes afin de maîtriser les effets d'une politique budgétaire et monétaire expansionniste sur ses équilibres extérieurs. Le ringgit et le cours des actions s'étaient redressés sensiblement au troisième trimestre de 1998. Selon les estimations, l'économie malaisienne a connu en 1998 une baisse (8 pour cent) qui devrait se poursuivre en 1999 (-2 à 3 pour cent), la croissance redevenant tout juste positive en 2000.

13. La contagion a atteint Hong-kong, Singapour et les Philippines. La monnaie de Hong-kong ne s'est pas dépréciée, mais le cours des actions a chuté au troisième trimestre de 1998. Le tableau 1 montre que l'économie de Hong-kong s'est contractée de 5 pour cent en 1998, qu'elle devrait reculer de 2 pour cent encore en 1999 et ne retrouver une croissance positive qu'en 2000. A Singapour, la monnaie et le cours des actions ont beaucoup baissé. L'économie de Singapour a stagné en 1998 et devrait se contracter de 1 pour cent en 1999 pour retrouver une croissance positive au cours des trois années suivantes. Aux Philippines, la croissance qui était relativement plus faible a encore ralenti au cours des trois premiers trimestres de 1998. Le peso s'est certes nettement redressé au deuxième trimestre de 1998, mais le cours des actions a continué de baisser et n'a commencé à remonter qu'au troisième trimestre. Selon les estimations du tableau 1, la croissance a stagné, voire ralenti, en 1998 et devrait être tout juste positive en 1999.

14. La Chine, qui compte parmi les principaux partenaires commerciaux des pays affectés, n'a pas été épargnée par la crise: la croissance tendancielle est tombée de 9 à 7 pour cent en 1998 et ne devrait pas s'améliorer avant 2002 (tableau 1). L'économie japonaise a connu un repli au cours des trois premiers trimestres de 1998, et les estimations font état d'une contraction de 3 pour cent pour l'ensemble de l'année, phénomène sans précédent depuis cinq décennies. Cette évolution a beaucoup d'impact sur les autres pays, compte tenu de l'intense activité commerciale du Japon dans la région.

15. La crise s'est donc aggravée en 1998, d'après les dernières estimations disponibles pour le troisième trimestre, dont il ressort que le recul s'est accentué dans tous les pays, sauf la Thaïlande. La crise s'est aussi étendue géographiquement, puisqu'elle s'est propagée dans l'ensemble de l'Asie de l'Est et du Sud-Est au cours de 1998 et que ses effets se sont faits ressentir à l'échelle mondiale.

3. Causes de la crise

16. Plusieurs facteurs sont aujourd'hui considérés comme ayant provoqué, et peut-être aggravé, la crise en Asie. Le premier et le plus immédiatement apparent est la mauvaise orientation des politiques macroéconomiques. Un taux de change surévalué et rattaché à une autre monnaie réduit la compétitivité des exportations, ce qui provoque un déficit des comptes courants et épuise les réserves de change. S'ensuit une dépréciation de la monnaie que le gouvernement cherche à endiguer en puisant dans les réserves jusqu'à l'abandon de la parité. L'instabilité des changes provoque des sorties de capitaux. L'accroissement de la dette libellée en devises alourdit les obligations des banques et des entreprises, provoquant une crise de liquidités, d'où faillites, récession et licenciements. Tel a été le sort initial du baht au milieu de 1997. Si la cause principale de la crise est bien celle-là, logiquement, ce qu'il faut faire est de tenter de prévenir la spirale de la dépréciation de la monnaie et de l'inflation. Pour cela, il faut réduire le déficit des comptes courants et le déficit budgétaire en appliquant des politiques monétaires et budgétaires restrictives et, notamment, en relevant les taux d'intérêt et en resserrant le crédit.

17. Le deuxième facteur qui a contribué à la crise est la panique financière. En Thaïlande et plus encore en Indonésie, les banques ont emprunté sur les marchés internationaux des capitaux à court terme non couverts et les ont prêtés à long terme aux entreprises sur la base d'actifs surévalués. Les banques et les entreprises étaient surendettées. Quand les opérateurs se sont rendus compte que le régime des taux de change n'allait pas résister, ils ont paniqué, provoquant une inversion spectaculaire des flux. La panique a pour effet que les craintes qui la déclenchent se concrétisent car elle est provoquée par les investisseurs à court terme qui privent de capitaux des emprunteurs endettés mais solvables, dans un contexte où il n'y a pas de prêteurs de dernier ressort pour les renflouer. Les banques et les entreprises se trouvent alors confrontées à une crise de liquidités, qui provoque faillites et récession. Puisque c'est en grande partie l'absence de prêteur de dernier recours aux reins solides qui déclenche la panique, la chose à faire est de protéger l'économie en remédiant à cette absence et en prévoyant des mécanismes de réassurance. Au Mexique, en 1995, à la suite de la dévaluation du peso, le gouvernement a été incapable de refinancer sa dette en dollars à court terme et a failli se retrouver en cessation de paiements. Les Etats-Unis et le FMI ont renfloué le Mexique en lui prêtant 50 milliards de dollars pour rembourser la dette à court terme, et la reprise s'est amorcée l'année suivante.

18. Une troisième cause de la crise financière est constituée par un ensemble de facteurs constitutionnels qui peuvent être regroupés sous la dénomination de «risque moral». Les banques qui empruntent en s'appuyant sur des garanties fournies par l'Etat peuvent, si elles sont sous-capitalisées ou ne sont pas soumises à des contrôles suffisants, se lancer dans des opérations trop risquées, par exemple prêter à des clients dont les actifs et la capacité de rembourser sont si limités que l'emprunt risque de se transformer en vol pur et simple. Les banques et leurs débiteurs à risque s'exposent à la faillite, ce qui déclenche le ralentissement de l'activité économique. Le risque moral naît de la collusion entre le gouvernement, les banques et les entreprises, dans un climat d'affairisme dont le système du chaebol en République de Corée et le népotisme du régime Suharto sont deux exemples caractéristiques. A ce climat affairiste et à ce manque de transparence s'ajoute un certain mépris des droits fondamentaux du travail, parmi lesquels la liberté syndicale occupe une place primordiale. Ce mépris n'a fait qu'aggraver l'opacité du système. Les garanties publiques du passif des banques et l'absence de contrôle prudentiel ont permis le développement d'une bulle financière et ont mené les banques à la sous-capitalisation et les entreprises au surendettement. Quand la bulle a crevé, la panique s'est installée, ce qui a débouché sur des sorties de capitaux et sur la récession. C'est un enchaînement logique dans un contexte où sont négligés les droits fondamentaux des travailleurs et qui confirme l'utilité des normes fondamentales du travail telles que consacrées par la Déclaration de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail, pour préserver les économies saines.

19. Les leçons à tirer du risque moral ne sont pas les mêmes que celles à tirer de la panique financière: l'intervention d'un prêteur de dernier ressort en vue de relancer l'économie ne servirait qu'à renflouer un système corrompu. Ce qu'il faut faire plutôt, puisque le risque moral naît de la collusion entre le gouvernement, les banques et les entreprises et que le gouvernement s'est fourvoyé, c'est réduire l'ingérence de l'Etat. Ce seraient alors les mécanismes d'un marché devenu transparent qui dicteraient eux-mêmes une meilleure allocation des crédits et de l'investissement.

20. Un quatrième facteur auquel peut être imputé le déclenchement de la crise semble à première vue contradictoire avec le risque moral, qui est lié à une ingérence excessive de l'Etat: l'insuffisance du contrôle par l'Etat du secteur financier et des politiques d'investissement. Pourtant, les pays de la région ont réussi, au cours des deux dernières décennies, à avoir des taux de croissance très élevés et à faire reculer la pauvreté, comme cela ne s'était jamais vu, au moyen d'une régulation et d'interventions judicieuses de l'Etat. Des problèmes se sont posés quand les gouvernements se sont écartés de leur politique passée, en ne cherchant pas à maîtriser la libéralisation financière. Par le passé, les mécanismes de régulation interdisaient les investissements rendus possibles par cette libéralisation. Par ailleurs, la Thaïlande et la Malaisie s'étaient engagées dans une course pour devenir le pivot financier de la région. Les gouvernements ont libéralisé leurs comptes de capitaux trop rapidement sans mettre en place au préalable un cadre réglementaire solide. Le remède dans ce cas est donc de revoir les politiques pour améliorer la réglementation du secteur financier.

21. Il semble qu'outre les causes principales décrites plus haut la baisse de la productivité tant du capital que du travail ait aussi joué un rôle dans le déclenchement de la crise. Pendant la période qui a précédé, on a observé une diminution de l'efficience du capital, associée à d'énormes entrées de capitaux dans la région. Cela peut en partie être attribué au détournement d'une forte proportion de l'épargne nationale et locale vers des secteurs tels que l'immobilier, la construction et le crédit à la consommation, dont la rentabilité élevée a chuté quand la bulle a crevé. La part des prêts alloués au secteur immobilier était de l'ordre de 30 à 40 pour cent en Thaïlande, de 20 à 30 pour cent en Indonésie et de 15 à 25 pour cent en République de Corée(5) . La perte d'efficience du capital peut aussi être imputée à l'insuffisance de l'innovation technique qui explique la basse productivité. Ainsi, en Thaïlande, le coefficient de capital a plus que doublé dans les années quatre-vingt-dix, passant de 2,5 à 6. Durant la même période, il a augmenté aussi en Indonésie, en République de Corée et en Malaisie, passant en moyenne de 4 environ à plus de 5. L'afflux massif de capitaux est aussi lié à des taux d'intérêts extrêmement élevés, bien supérieurs au taux interbancaire de Londres (LIBOR) en Indonésie et en Thaïlande. Cette forte marge a stimulé l'afflux de capitaux tout en dissuadant les opérateurs de se couvrir. Quand les flux se sont inversés, la liquidité des banques a été menacée. Elles avaient emprunté à court terme et prêté à long terme sans se protéger. La crise de liquidités s'est propagée aux entreprises qui, tout comme les banques, ont été acculées à la faillite.

22. La productivité du travail a elle aussi baissé. Certains expliquent que la forte croissance des exportations était fondée sur des produits traditionnels à forte intensité de travail qui ont perdu de leur compétitivité à cause de l'appréciation des taux de change réels, des taux de change nominaux rattachés au dollar et de la concurrence de pays à bas salaires. Toutefois, des études montrent que la croissance des exportations dans la région reposait sur des produits à forte valeur technologique ajoutée: en 1996, par exemple, la Thaïlande exportait plus de produits informatiques que de produits textiles(6) . Deux facteurs fondamentaux sont intervenus: en premier lieu, l'appréciation du taux de change a affecté l'ensemble du secteur manufacturier et les exportations ont chuté, qu'il s'agisse des produits traditionnels ou des produits à forte intensité technique. En deuxième lieu, les coûts unitaires du travail, dont dépend en grande partie la compétitivité, ont légèrement baissé, mais pas suffisamment par rapport aux autres producteurs pour que se poursuive la croissance tendancielle des exportations. Ces coûts unitaires se composent de deux éléments: les salaires et la productivité. Beaucoup de pays de la région sont devenus plus compétitifs sur le plan des salaires dans les années quatre-vingt-dix par rapport au reste du monde: c'est le cas notamment de la Thaïlande et des Philippines pour l'habillement, tandis que la position de l'Indonésie restait inchangée(7) . En revanche, l'autre composante du coût unitaire du travail - la productivité - est devenue moins compétitive. Selon les estimations, la productivité a été faible sur le long terme et elle s'est dégradée au cours de la décennie quatre-vingt-dix dans beaucoup de pays de la région. La productivité globale des facteurs indique la contribution du progrès technique à l'accroissement de la production, c'est-à-dire le surcroît de croissance par rapport à celle imputable à la simple augmentation des apports. La croissance de la productivité globale des facteurs s'est améliorée en République de Corée entre 1960 et 1990 mais est restée assez faible - 0,25 pour cent -, tandis qu'elle a été négative en Indonésie. En Thaïlande, elle a augmenté dans les années quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pour se situer à 3 pour cent, mais est retombée à zéro dans les années quatre-vingt-dix(8) .

23. Ainsi, lorsque la récession mondiale s'est répercutée sur les exportations de l'Asie de l'Est en 1995, celle-ci ne s'en est jamais vraiment remise parce qu'elle avait déjà perdu de sa compétitivité tant pour les produits traditionnels que pour les produits à forte intensité de technologie, du fait de la baisse de productivité du capital et du travail. Lorsque les monnaies des pays de la région se sont dépréciées au milieu de 1997 et que les flux de capitaux se sont inversés, la crise de liquidités des banques et des entreprises a immédiatement stoppé la croissance, car celle-ci ne reposait que sur l'accroissement des intrants et non sur le progrès technique stimulateur de la productivité. Quand la crise a frappé, la croissance n'était possible que grâce à des investissements très élevés financés par des apports de capitaux.

24. Toutes sortes de facteurs sont donc responsables de la crise. Une gestion macroéconomique déficiente entraînant une incompatibilité entre des taux de change rattachés au dollar et la libéralisation financière a probablement déclenché la crise. Un climat de panique financière dû à l'absence d'un prêteur de dernier recours peut avoir aggravé les choses. L'abandon d'une saine réglementation par l'Etat et la libéralisation financière trop hâtive ont favorisé la collusion entre le gouvernement, les banques et le secteur des entreprises, d'où l'aléa moral et les problèmes financiers qui en découlent: formation de bulles, surendettement des entreprises, emprunts internationaux non couverts, créances douteuses. Ces déficiences des marchés des devises et des marchés financiers se sont accompagnées d'une baisse de la productivité tant du capital que du travail. C'est pourquoi, tandis que la crise financière se résorbe - comme semble l'indiquer la situation des taux de change, des valeurs boursières et de l'inflation -, il est à craindre que la perte de compétitivité du capital et du travail ne fasse obstacle à la reprise de la production et de l'emploi.

lII. Impact social de la crise

1. Emploi et salaires

25. L'inversion dramatique de la tendance économique - de la croissance à la contraction - a eu un tel impact sur l'emploi que, dix-huit mois après le début de la crise, le chômage continue à augmenter dans les pays touchés. La crise sociale qui en résulte présente les caractéristiques suivantes: pertes d'emplois, augmentation du chômage, des licenciements, du sous-emploi et des transferts vers le secteur informel, régression professionnelle, baisse des salaires, montée de la pauvreté.

26. En Indonésie, la forte augmentation du chômage et du sous-emploi s'accompagne de pénuries alimentaires. Selon les estimations recueillies par le BIT pour le Rapport sur l'emploi dans le monde 1998/99, le nombre de personnes ayant perdu leur emploi à cause de la crise serait compris entre 12 et 15 millions, ce qui porterait le taux de chômage à 15, voire 20 pour cent, contre 4,1 pour cent en 1996 (annexe, tableau 2). En Thaïlande, selon les estimations, le taux de chômage, qui se limitait à 1,1 pour cent en 1996 (soit pratiquement une situation de plein emploi), atteignait 8 pour cent en 1998, soit 2,8 millions de sans-emploi de plus. La République de Corée qui, elle aussi, connaissait pratiquement une situation de plein emploi grâce au dynamisme de sa croissance a vu son taux de chômage passer de 2,6 à 7,6 pour cent durant la même période. Au total, la crise dans les pays d'Asie de l'Est pourrait se solder par plus de 20 millions de chômeurs.

2. Pauvreté

27. Du fait de cette augmentation considérable du nombre des sans-emploi qui, souvent, ne bénéficient d'aucune assurance chômage, ainsi que de la progression du sous-emploi et de l'emploi indépendant, et de la baisse des salaires et des revenus réels, la misère, qui reculait dans la région, a recommencé à gagner du terrain. Avant la crise, grâce au dynamisme de sa croissance, l'Indonésie avait réussi à ramener à 11 pour cent le pourcentage de sa population vivant au-dessous du seuil de pauvreté (à savoir 50 cents par habitant et par jour en ville et 40 cents en milieu rural). Il convient toutefois de signaler qu'une bonne moitié de la population vivait juste au-dessus de ce seuil de pauvreté, à moins de 1 dollar par jour. La crise a fait passer le pourcentage de pauvres de 11 pour cent en 1997 à 48 pour cent à la fin de 1998. Cette extension de la pauvreté s'explique par les pertes de revenus et par la diminution du pouvoir d'achat du salaire minimum (2,6 kilos de riz en juin 1998, contre 6,3 kilos en janvier 1997). La Banque mondiale avance des chiffres moins élevés. Ses projections indiquent que la pauvreté, pour un seuil fixé à 1 dollar par jour, doublera en milieu urbain au cours des deux prochaines années, passant de 6 à 12 pour cent, tandis qu'elle augmentera de moitié en milieu rural(9) . Selon les estimations, la crise aurait fait progresser la pauvreté de 12 pour cent en Thaïlande et en République de Corée à cause, principalement, des pertes de revenus occasionnées par la montée du chômage et la baisse des salaires. Le manque de données ne permet malheureusement pas d'avoir des indications plus détaillées sur l'impact de la crise. Il s'agit d'un problème général, et des efforts devront être faits pour concevoir et appliquer une méthodologie efficace de collecte et de diffusion des données.

3. Travailleuses

28. Même si les données sont limitées, différents indices montrent que la crise a eu un impact disproportionné sur les travailleuses(10) . En République de Corée, le taux d'activité des femmes a davantage diminué que celui des hommes en 1998. De même, en ce qui concerne l'emploi, le recul a été plus marqué pour les femmes (8 pour cent) que pour les hommes (5 pour cent). On constate aussi que les risques de licenciement sont plus grands pour les femmes que pour les hommes: 86 pour cent des travailleurs licenciés par les banques et les institutions financières étaient des femmes. Enfin, la précarisation de l'emploi est plus marquée dans le cas des femmes: la part de celles-ci dans l'emploi salarié classique a chuté de 20 pour cent, contre 6 pour cent pour les hommes.

29. En Indonésie, les femmes étaient surreprésentées dans le secteur manufacturier, particulièrement touché, leur part dans ce secteur étant de 45 pour cent alors qu'elles ne représentaient que 38 pour cent de la main-d'œuvre totale. Elles ont davantage souffert que les hommes des licenciements puisque 48 pour cent des travailleurs licenciés étaient des femmes.

30. Parmi les pays frappés par la crise, c'est en Thaïlande que le taux d'activité des femmes est le plus élevé. On manque de données ventilées par sexe, mais certains indices donnent à penser que les travailleuses ont été plus touchées que les hommes, notamment dans le secteur manufacturier et dans le secteur financier.

31. Certaines formes de travail des femmes ont particulièrement souffert. Aux Philippines, selon les estimations, 90 pour cent des nouveaux programmes de travail à domicile destinés à créer des emplois et des revenus dans certaines régions ont été supprimés. Dans ce cas aussi, le manque de données empêche une estimation plus précise de l'impact de la crise sur les femmes.

4. Travail des enfants

32. La forte baisse des revenus et la montée de la pauvreté se sont accompagnées d'une recrudescence du travail des enfants. Selon les estimations, en Thaïlande, le nombre d'enfants astreints au travail, qui reculait de 5 pour cent par an grâce au dynamisme de l'économie(11) , a augmenté de 0,35 million sous l'effet de la crise. En outre, le revenu annuel par enfant a diminué de 975 bahts, ce qui incitera probablement les ménages à bas revenus à faire travailler un plus grand nombre d'enfants.

33. Il n'y a aucune preuve directe d'une augmentation du travail des enfants en Indonésie ou aux Philippines, mais on constate que les taux d'inscription dans le primaire diminuent et que les taux d'abandon scolaire sont en hausse. Les risques auxquels sont exposés les enfants augmentent parce que les familles, à cause de la crise, sont contraintes de réduire leurs dépenses.

5. Travailleurs migrants

34. Les bouleversements occasionnés par la crise financière ont montré combien est fragile la situation des travailleurs immigrés dans beaucoup de pays de la région. A l'exception d'une petite minorité, très qualifiée, il s'agit de travailleurs sans qualification qui occupent des emplois trop peu payés, trop rebutants ou trop dangereux pour intéresser la population locale. Ils trouvent notamment à s'employer dans la construction et l'agriculture ou comme domestiques. La plupart sont en situation irrégulière, de sorte qu'il est très difficile de réunir des données fiables. Selon les estimations, au milieu de 1997, on dénombrait à Hong-kong, au Japon, en République de Corée, en Thaïlande, en Malaisie, à Singapour et à Taiwan 6,5 millions d'immigrés(12) . La crise a entraîné de vastes mouvements de population: selon les estimations du BIT, un an après la crise, le nombre total de travailleurs immigrés avait diminué d'environ 1 million. Au milieu de 1998, il était en baisse d'environ 460 000 en Thaïlande, de 400 000 en Malaisie et d'environ 117 000 en République de Corée.

35. Une fois encore, la principale leçon qui se dégage de la crise est qu'il y a toutes les raisons de ne pas négliger les institutions du travail et la protection sociale de la main-d'œuvre en Asie. Cela est vrai notamment pour les travailleurs migrants. Un système de migration caractérisé par l'existence d'un grand nombre de sans-papiers est déjà contestable du point de vue de l'équité et des droits de l'homme, mais il pose aussi des problèmes lorsque l'on se trouve confronté à une crise. Comme la Malaisie et la Thaïlande ont pu l'observer, il est plus difficile d'expulser des travailleurs en situation irrégulière que de réduire le nombre de travailleurs en situation régulière par diminution naturelle des effectifs au fur et à mesure que leurs contrats de travail arrivent à expiration.

36. Certains pays d'Asie, notamment le Japon, la Malaisie, la République de Corée et la Thaïlande, emploient des centaines de milliers de travailleurs immigrés sans-papiers. La crise a montré à la communauté internationale que ces travailleurs étrangers, parce qu'ils sont en situation irrégulière ou parce que leur statut légal est mal défini, ne bénéficient pas du minimum de revenus ou de protection auquel ils seraient en droit de s'attendre. Cela est vrai notamment de la sécurité et de la santé au travail, de la liberté syndicale, de l'équité des salaires, de l'indemnisation des accidents et des maladies ou encore de la sécurité de l'emploi.

37. Le BIT estime qu'il y avait environ 1,7 million de travailleuses migrantes originaires de la région avant la crise. Elles travaillent surtout dans le secteur des services, ou comme domestiques ou encore dans l'industrie du spectacle, mais certaines sont également présentes dans les industries manufacturières. Dans ce cas aussi, le manque de données ne permet pas d'évaluer précisément l'impact de la crise sur ces travailleuses.

38. Pour l'instant, on ne dispose que d'informations parcellaires sur l'impact de la crise sur les migrations. En attendant des études plus précises, on peut estimer que l'immigration nette en Malaisie, en Thaïlande et en République de Corée, qui concernait 250 000 personnes par an, a beaucoup diminué, ce qui touche notamment les migrants indonésiens et philippins. Selon les estimations, il y aurait entre 200 000 et 300 000 travailleurs originaires de l'Indonésie en Malaisie et en République de Corée.

IV. Définition de la réponse de l'OIT à la crise

39. La gravité et la durée de la crise en Asie n'avaient, pour l'essentiel, été prévues ni par les gouvernements des pays concernés, ni par les organisations financières internationales, ni par la plupart des économistes. Si le signal d'alarme ne s'est pas déclenché, c'est parce que la plupart des fondements macroéconomiques étaient sains dans les pays les plus touchés. Le déclenchement soudain de la crise et sa gravité ont conduit la République de Corée, l'Indonésie et la Thaïlande à se lancer dans des programmes de réforme économique avec le FMI, les engagements de prêts s'élevant respectivement à 58 milliards, 42 milliards et 17 milliards de dollars. Jusqu'en l'an 2000, la politique budgétaire et monétaire de ces pays ainsi que la restructuration de leurs secteurs financiers et économiques seront déterminées en grande partie par les conditions de ces engagements.

40. Le programme du FMI comprend six grands volets: fermeture immédiate de certaines banques, rétablissement de normes appropriées pour le système bancaire, resserrement du crédit intérieur, taux d'intérêt élevés pour l'escompte bancaire, rigueur budgétaire, plus quelques changements structurels dans le secteur non financier. Les objectifs budgétaires des programmes du FMI ont évolué au fur et à mesure que les lettres d'intention étaient signées. A l'origine, un excédent budgétaire représentant 1 pour cent du PIB était envisagé. A cet objectif s'est ensuite substitué celui d'un équilibre budgétaire pour la République de Corée et d'un déficit de 1 pour cent pour l'Indonésie. Actuellement, un déficit budgétaire de 3 à 5 pour cent est l'objectif fixé pour les trois pays.

41. En Thaïlande, en Indonésie et en République de Corée, la monnaie et le marché financier ont commencé à se redresser, mais cela ne semble guère s'être répercuté pour l'instant sur la production en raison de la persistance d'un certain nombre de contraintes:

42. Plusieurs aspects des programmes du FMI ont fait l'objet de controverses. Les critiques du cadre macroéconomique ont fait valoir que le relèvement des taux d'intérêt pour stabiliser les monnaies, joint à l'austérité budgétaire initiale, a entraîné une contraction exagérée de l'économie réelle. Ils ont aussi fait valoir que la politique des taux d'intérêt élevés n'a pas atteint l'objectif qui était visé, à savoir mettre un terme à la dépréciation excessive des taux de change. Autre critique: la fermeture brutale de banques insolvables en Indonésie a aggravé la panique financière, ce qui aurait pu être évité. Face à ces critiques, le FMI a défendu sa position, tout dernièrement encore par un examen détaillé de ses programmes en Indonésie, en République de Corée et en Thaïlande.

43. Le débat reste ouvert car il fait intervenir certains arguments contrefactuels et les faits, pour l'instant, ne permettent pas de tirer des conclusions définitives. En outre, les questions en jeu occupent une place centrale dans le débat en cours sur la mondialisation financière. L'opportunité de la libéralisation financière et la question des réformes à apporter au système financier international continuent à susciter des vues très divergentes. Cela soulève des interrogations qui ont fait partie du débat qui s'est engagé à la suite de la crise en Asie: coûts et avantages du contrôle des capitaux; avantages et inconvénients des offices monétaires et des systèmes de taux de change flottants; possibilité et effets potentiels de politiques budgétaires et monétaires expansionnistes visant à modérer les récessions induites par les crises.

44. Il est donc difficile à l'heure actuelle de tirer des conclusions définitives du débat en cours. Ce qui est sûr, c'est que la récession dans les pays touchés par la crise a été plus profonde et plus durable que ne l'avaient prévu la plupart des observateurs à l'origine. En outre, les perspectives de reprise demeurent incertaines.

45. En dehors des questions de politique macroéconomique, les analyses antérieures ont fait ressortir un certain nombre d'autres facteurs qui pourraient sous-tendre la crise, notamment la diminution de la productivité, tant du capital que du travail, à cause du manque d'innovation technique. Il faut réformer le marché du travail et le marché du capital pour accroître la compétitivité par un changement technique qui favorise la productivité. Cela suppose deux choses:

46. Si un retour à la croissance tendancielle d'avant la crise ne se produit pas avant le milieu de la prochaine décennie, le problème du redressement économique et social deviendra un problème à long terme. Les succès impressionnants engrangés précédemment dans le domaine de l'emploi, du revenu et de la lutte contre la pauvreté ont déjà été en partie annulés. La faiblesse et, dans certains cas, l'absence d'institutions de protection sociale et de dialogue social ont exacerbé ce phénomène. Il s'agit de lacunes structurelles majeures qui ont aggravé les répercussions sociales de la crise et ont peut-être aussi compté parmi ses causes.

47. Au cours des deux ou trois dernières décennies, beaucoup de pays d'Asie du Sud-Est ont suivi un modèle de développement économique qui a donné d'excellents résultats. C'est peut-être parce que ces résultats ont été si manifestes, si rapides et si continus que ces pays ne se sont guère rendus compte de la nécessité d'une protection sociale efficace pour parer aux effets d'une éventuelle crise économique, d'autant plus que pratiquement tous ces pays ont su faire face avec succès à leurs problèmes sociaux les plus urgents en faisant reculer la pauvreté et en trouvant du travail à une main-d'œuvre jeune en pleine expansion. En cas de déboires économiques, les collectivités traditionnelles et d'autres structures sociales seraient là pour aider les personnes provisoirement dans le besoin. Autre moyen de parer à une éventuelle crise: l'existence d'une main-d'œuvre immigrée de plus en plus nombreuse qui serait la première à être sacrifiée en cas de retournements de la situation. En fait, dans la région, le succès économique a peu à peu fait évoluer la société. Le rôle de filet de sécurité joué autrefois par les structures familiales n'est plus aujourd'hui aussi efficace en raison de l'évolution à long terme des conditions de production et aussi parce que l'épargne d'une famille ne peut pas remplacer les revenus tirés d'un emploi rémunéré si le chômage se prolonge. L'une des leçons de la crise est donc que l'on ne peut plus compter sur ces mécanismes informels d'ajustement du marché du travail: la pauvreté est de nouveau à l'ordre du jour et, pour la première fois depuis des décennies, les jeunes ne trouvent pas de travail.

48. Il n'y a guère d'effets positifs non plus à attendre d'un ajustement accéléré du marché du travail quand la protection sociale est insuffisante et que les travailleurs sont laissés à eux-mêmes. A un moment où ce manque de protection sociale aggrave le sort des travailleurs, on n'observe aucun signe de reprise sur le marché du travail plus d'un an et demi après le début de la crise. Une protection sociale insuffisante peut faire obstacle à une reprise rapide. Une réforme des systèmes financiers est nécessaire, mais les gouvernements sont conscients du coût social massif d'une telle réforme et des effets qu'elle aurait sur des populations sans protection. Ils hésitent donc à agir rapidement. Lorsque les instruments légaux, institutionnels et financiers nécessaires pour amortir leur impact social sont en place, les réformes nécessaires peuvent intervenir plus rapidement. On a pu récemment constater que des systèmes adéquats de protection sociale offrent effectivement ce genre d'avantages économiques, en plus de leurs avantages sociaux(14) . Il faudrait envisager dans une optique plus large et de façon plus approfondie les effets économiques de la protection sociale et des institutions du marché du travail en général.

49. L'existence de solides filets de sécurité sociale et de mécanismes efficaces de protection sociale - par exemple l'assurance chômage - n'aurait pas stoppé la crise ni éliminé ses conséquences économiques et sociales. Toutefois, s'il s'avère que la croissance pratiquement ininterrompue qu'a connue la région par le passé est l'exception et non la règle, il sera plus que jamais nécessaire de trouver les moyens institutionnels d'amortir le coût social des crises.

50. La crise a fait ressortir la nécessité de trouver les moyens d'un consensus social. Beaucoup de mandants de l'Asie de l'Est et du Sud-Est ont pris des mesures pour activer ou réactiver les mécanismes de dialogue social, et l'approche tripartite des difficultés économiques et sociales a manifestement gagné du terrain depuis la crise. Toutefois, il reste beaucoup à faire. Dans de nombreux pays de la région, il faut que le cadre juridique et les comportements qui sont nécessaires pour garantir la liberté syndicale s'améliorent; par ailleurs, les organisations d'employeurs et de travailleurs sont faibles, de même que les filières de dialogue social, quand il en existe. C'est pour cette raison que le coût social de la crise a été inégalement partagé. Le manque de dialogue social a non seulement aggravé les effets de la crise mais a aussi contribué à son déclenchement: il crée en effet un climat dans lequel l'affairisme peut prospérer, au mépris de l'exigence morale.

51. L'absence de transparence, les interventions politiques arbitraires sur les marchés et la corruption pure et simple témoignent d'un déficit démocratique. Comme l'a montré la crise, le sous-développement des procédures et des garanties démocratiques met en péril la morale publique. On peut donc dire que:

Cette analyse est partagée par les mandants de la région qui, dans les conclusions de la réunion de haut niveau d'avril 1998 sur la crise financière en Asie, ont reconnu qu'il faut renforcer la démocratie, non seulement parce que c'est une fin en soi, mais aussi parce que c'est essentiel pour favoriser la reprise après la crise.

52. Si un certain déficit démocratique a joué un rôle dans la crise économique, il s'ensuit que le renforcement de la démocratie peut avoir des avantages, non seulement sociaux et politiques, mais aussi économiques. La stabilité et la transparence politiques garanties par la démocratie sont appréciées des investisseurs et influent sur leurs décisions. Le principe démocratique le plus étroitement associé à l'OIT, à savoir la liberté syndicale, a une importance majeure, ce que l'Organisation a confirmé en juin 1998 en adoptant la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail. Il y a d'excellentes raisons de penser que la liberté syndicale est une option économiquement raisonnable: la participation aux choix économiques d'organisations d'employeurs et de travailleurs puissantes, indépendantes et représentatives aurait pu contribuer à la moralisation de la vie publique et éviter une mauvaise répartition des ressources.

53. Une participation sociale plus large aux décisions économiques aurait pu aussi atténuer l'impact social de la crise. De bonnes relations professionnelles et des mécanismes tripartites efficaces contribuent à accroître les informations à la disposition des décideurs. Cela devrait contribuer à ce que le coût des décisions soit réparti de façon plus équitable (et donc de façon plus durable) et faciliter un consensus susceptible d'atténuer les tensions sociales et, partant, d'accélérer le rythme des réformes nécessaires. Quand la participation est entravée ou faible, ces avantages se perdent. Parmi les nombreux avantages de la participation, on a cité plus haut son effet sur la productivité dont l'amélioration est nécessaire à la reprise. Plusieurs facteurs entrent en jeu, mais l'un d'entre eux est l'existence de systèmes efficaces de coopération sur le lieu de travail. Il est hautement improbable que l'on puisse avoir des entreprises performantes et productives sans des systèmes bien développés de coopération entre les employeurs et les travailleurs, ce qui suppose la participation de ces derniers. Toutefois, cette participation n'aura d'avantages durables que si elle repose sur la reconnaissance effective des principes et droits fondamentaux au travail.

54. La relation positive entre liberté syndicale, ajustement du marché du travail et performance économique n'est pas difficile à démontrer en théorie, comme en témoignent les travaux du BIT, de la Banque mondiale et de l'OCDE(16) . Elle est aussi démontrée par les faits. Ainsi, en République de Corée, aussi difficile que le dialogue ait parfois pu être, l'expérience de la commission tripartite montre clairement la valeur d'une large participation sociale à la négociation et à la mise en œuvre du changement. Comme l'indique un autre document(17) , une étude approfondie des effets économiques de la liberté syndicale et de la négociation collective est nécessaire.

Genève, le 23 février 1999.


1.  Document GB.273/14/1.

2.  Document GB.274/4/3.

3.  E. Lee: The Asian financial crisis: The challenge for social policy, Genève, BIT, 1998.

4.  Document GB.274/4/1.

5.  Fonds monétaire international: IMF supported programs in Indonesia, Korea and Thailand: A preliminary assessment (1999).

6.  Données tirées de S. Lall: Thailand's manufacturing competitiveness (Banque mondiale, 1998).

7.  BIT: Competitiveness in Thai manufacturing, rapport soumis au gouvernement thaïlandais en 1998.

8.  BIT, op. cit.

9.  Banque mondiale: Global economic prospects and the developing countries, 1998/99 (Washington, DC, 1999).

10.  Estimations recueillies par le BIT.

11.  Kakwani: Impact of the economic crisis on employment, unemployment, and real income (1998), document ronéotypé.

12.  Estimations réunies par le BIT.

13.  Fonds monétaire international, op. cit.

14.  Banque mondiale: Rapport sur le développement dans le monde 1996. Dans le prochain Rapport sur le travail dans le monde, le BIT examinera les conséquences économiques des systèmes de protection sociale.

15.  E. Lee, p. 64.

16.  Banque mondiale: Rapport sur le développement dans le monde 1995; OCDE: Le commerce, l'emploi et les normes du travail (1996).

17.  Document GB.274/4/3.


Annexe

Tableau 1. Croissance du PIB réel (% par an)


BAD

FMI

EIU


1991-1995

1996

1997
T1

1997
T2

1997
T3

1997
T4

1998
T1

1998
T2

1998
T3

1998

1999

1998

1999

2000

2001

2002

2003

 


Thaïlande 1

8,5

6,4

7,0

7,5

-4,2

-11,5

-16,8

-15,3

-11,3

-8,0

1,0

-8,0

-1,4

4,2

4,6

4,7

5,2

Indonésie

7,8

8,0

8,5

6,8

2,5

1,4

-7,9

-16,5

-17,4

-15,3

-3,4

-14,8

-2,1

-1,0

2,9

3,5

3,7

Corée (Rép. de)

7,5

7,1

5,7

6,6

6,1

3,9

-3,9

-6,8

-6,8

-7,9

-1,1

4,4

4,5

4,6

5,7

Malaisie

8,7

8,6

9,2

8,4

7,5

6,0

-2,8

-6,8

-8,6

-7,5

-2,0

-6,0

-2,9

0,7

3,2

4,3

5,1

Philippines

2,2

5,7

5,5

5,6

4,9

4,8

1,6

-0,8

-0,1

0,2

2,5

-1,6

0,3

2,2

2,8

4,0

4,2

Singapour

8,6

7,0

4,2

8,5

10,6

3,9

5,6

1,8

-0,7

0,3

-0,9

1,9

3,5

4,7

5,1

Hong-kong, Chine

5,4

4,9

5,7

6,9

6,1

2,8

-2,7

-5,2

-7,0

-5,2

-2,2

0,6

1,4

2,3

3,3

Japon

1,4

3,9

3,8

1,0

1,7

-0,8

-3,6

-1,8

-3,5

-2,8

-0,5

-3,0

-0,6

0,8

1,6

1,9

2,2

Chine

12,0

9,7

8,8

7,5

7,2

6,6

7,8

6,7

7,0

7,4

7,8

8,5

Viet Nam

8,2

9,3

8,8

3,5

3,5

5,2

5,0


1 Thaïlande: les chiffres trimestriels se rapportent à la production manufacturière et les chiffres annuels au PIB réel.
Sources: Banque asiatique de développement (BAD): Asian Development Outlook, 1998; Fonds monétaire international (FMI):
World Economic Outlook, novembre 1998; Economist Intelligence Unit (EIU): Country Forecast, 4e trimestre, 1998.



Tableau 2. Asie de l'Est: évolution du taux de chômage et du nombre de chômeurs
de 1996 à 1998


Taux de chômage (%)


Chômeurs supplémentaires (millions)


1996

1998

Dernières
estimations

1998

Dernières
estimations

 



Chine *

3,0

5,0 - 6,0

3,5

Hong-kong

2,8

4,8

0,1

Indonésie

4,1

9,0 - 12,0

15 - 20

4,8 - 7,6

12 - 15

Corée (Rép. de)

2,6

7,6

1,2

Malaisie

2,5

6,7

0,4

Philippines

7,4

13,1

1,7

Thaïlande

1,1

4,4

8

1,7

2,8

Total

13,4 - 16,2

20,6 - 24,7

* En milieu urbain.
Source: Estimations établies par le BIT à partir de sources nationales.




Mise à jour par VC. Approuvée par NdW. Dernière modification: 16 février 2000.